Folk-Lore/Volume 1/How They Met Themselves

1306665Folk-Lore, Volume 1 — How They Met ThemselvesAuguste Barth

"HOW THEY MET THEMSELVES."


IL y a quelques années, en feuilletant l'œuvre du poète peintre Gabriel Dante Rossetti, je fus frappé d'un dessin étrange: un couple (costume florentin renaissance) rencontre au coin d'un bois un couple qui lui ressemble traits pour traits, mais entouré d'une ligne de feu qui annonce qu'il n'appartient pas à ce monde: la femme, affolée de peur, tombe dans les bras de l'homme, qui lui-même recule terrifié: la scene est intitulée How they met themselves (Comment ils se rencontrèrent eux-mêmes). Des personnes, qui avaient connu intimement Rossetti, ne purent me donner d’explication sur le sujet et l’intention de l’œeuvre.

M. Barth, à qui je montrai le dessin et demandai s'il connaissait quelque légende analogue, me dit qu'en Alsace rencontrer son ombre est signe de mort. Il m'envoie à ce sujet des documents des plus intéressants que je ne puis mieux faire que de communiquer à Folk-Lore, et qui s'étendent au double cycle des apparitions de l'homme à lui-même et de l'homme à autrui. Je lui passe done la parole: j'ajouterai seulement, pour compléter tout ce que j'ai à dire des apparitions du premier genre, celles de l'homme a lui-même, qu'il y a un exemple illustre en Angleterre correspondant au cas du relieur de Strasbourg: c'est celui de Shelley. Shelley, quelques jours avant sa mort, en se promenant, rencontra sa propre image, qui lui demanda: "How long do you mean to be content?" (Lettre de Mrs. Shelley à Mrs. Gisborne, 11 aout 1822.[1]) Est-ce dans le folk-lore anglais, ou ailleurs, que Shelley s’était préparé à ces visions, qui le hantaient depuis longtemps, car on les retrouve déjà dans son Prometheus Unbound:

“Ere Babylon was dust,
The Magus Zoroaster, my dear child,
Met his own image walking in the garden.
That apparition, sole of men, he saw.”




“S’apparaître a soi-méme, se voir soi-même” (sich selbscht erschiene, sich selbscht sehn[2]), passe en Alsace pour le présage infaillible d’une mort prochaine. Le fait suivant, arrivé il y a quelque quarante-sept ans et dont je garantis la parfaite authenticité, est un bon exemple des récits assez nombreux qui courent à ce sujet et qui se ressemblent tous quant aux circonstances essentielles.

Un relieur de Strasbourg, du nom de K——, homme jeune et robuste, et que je ne sache pas avoir été particulièrement superstitieux, revenait d’un incendie où il s’était fort échauffé. Voulant se désaltérer, il descendit à la cave pour tirer une canette de vin; quand, en ouvrant la porte du réduit, il s’aperçut lui-même, accroupi devant le tonneau et tirant du vin. A son approche, le spectre tourna la tête de son côté, le regarda d’un air indifférent, et disparut La vision n’avait duré qu’un instant. Il remonta pâle et chancelant. Le soir même il fut pris de frissons, se mit au lit et mourut peu de jours après, emporté par une fièvre aiguë.

J’ignore quelle explication on donne de cette sorte de dédoublement du moi; je crois même qu’on n’en donne aucune; mais il est certain qu’on ne le regarde pas comme un simple fait d’hallucination.

Il y a un lien étroit entre cette croyance et d’autres qui, à première vue du moins, s’accordent mieux avec les notions de la psychologie vulgaire. “Se voir soi-même” est un fait rare. Rien de plus fréquent, au contraire, que l’apparition d’un mourant à une autre personne. Dans ce cas, l’apparition proprement dite est très souvent remplacée par quelqu’autre manifestation mystérieuse, par un bruit insolite, étrange, par la chute ou la rupture inexplicable d’un objet, surtout si cet objet est en quelque rapport avec le mourant, s’il lui appartient ou s’il a été donné par lui. Tous ces faits sont exprimés par la locution sick erzai’e,[3] “se montrer, se manifester,” qui ne s'emploie que dans ce sens-là. On les distingue du simple pressentiment, de la préoccupation sans motif assignable que peut nous causer un absent. Ces derniers faits s’expriment par des locutions telles que I hab kenn ruï mé k’hett,[4] “je n’avais plus de repos,” ou S’hett m’r kenn ruï mé gelosse,[5] “cela ne me laissait plus de repos,” en employant la tournure neutre et en évitant surtout d’attribuer directement le fait à la personne en question. Ils sont considérés comme l’indice d’un danger grave encouru par cette personne en ce même moment, mais auquel il peut encore y avoir remède; tandis que le fait d’apparaitre ou de se manifester par quelqu’autre signe sensible, est un arrêt de mort sans appel. Celui qui “se montre” se meurt ou vient de mourir. En général, ces manifestations sont considérées comme se produisant d’une façon inconsciente: ce ne sont pas des actes résultant d’une volonté déterminée du mourant. On raconte bien de diverses façons l’histoire de deux amis qui, en se séparant, se seraient promis réciproquement que le premier qui viendrait à mourir le ferait savoir à l’autre par un signe convenu. Mais je doute qu’aucune des variantes de cette anecdote, d’ailleurs fort répandue, soit originale chez nous. Tout ce que nos récits vraiment authentiques s’attachent à constater, c’est qu’au moment même, le mourant était vivement préoccupé de la personne à laquelle il s’est manifesté. Il est à supposer que s’ils étaient en général plus véridiques ou plus exacts, ils constateraient plus fréquemment chez cette derniere une preoccupation non moins vive. Mais c’est là une circonstance qu’ils ne relèvant que rarement: presque toujours les faits en question sont reprrésentés comme s’étant produits à l’improviste. Fort nombreux autrefois, ces récits commencent à se perdre. Les vieux s’oublient et il n’en vient plus de nouveaux. Il doit pourtant encore s’en trouver dans la plupart des families d’Alsace où il y a des souvenirs remontant à trois ou quatre générations. Comme specimen du genre, je donne le suivant, parce que, de même que pour le premier, je puis en affirmer la parfaite authenticité. La personne, morte depuis longtemps, à qui le fait est arrivé et de qui je le tiens directement, était incapable, je ne dirai pas de mentir, mais d’ajouter quoique ce soit à la stricte vérité. Je dois ajouter que, très intelligente, joignant à une grande piété beaucoup de fermeté d’esprit et de caractère, elle n’ajoutait que médiocrement foi à cette sorte d’histoires, sans, toutefois, les rejeter absolument.

Mariée à Strasbourg et sachant que son frère, qui habitait Bischwiller, était à toute extrémité, elle n’avait pas pu se rendre auprès de lui, ayant elle-même à soigner un de ses enfants gravement malade. Elle veillait à son chevet, lisant la Bible, quand, vers une heure du matin, elle entendit dans la pièce d’à côté im bruit singulier. C’était, disait-elle, comme si quelqu’un, chaussé simplement de ses bas, eût parcouru la chambre, allant et venant, à pas précipités. Un peu émue de ce bruit étrange, à une heure où elle savait tout le monde endormi dans la maison, elle prit la lumière et passa dans la pièce voisine. Tout y était tranquille; mais, presqu’aussitôt, le même marcheur reprit sa course et, cette fois, dans la chambre qu’elle venait de quitter. Elle frémit, mais resta maîtresse d’elle-même. Elle retourna auprès de son enfant et le bruit repassa aussitôt de l’autre côté. Le petit malade, que la fièvre tenait éveillé, paraissait, lui, ne rien entendre. Tout en priant, elle arrangea sa couchette et ne manqua pas de lui donner sa médecine au moment present. Pendant ce temps, avec quelques rares intervalles, le bruit de la terrible marche continuait, tantôt plus faible, tantôt redoublant de précipitation et de violence. Enfin, au bout d’une longue demi-heure, elle sentit comme un souffle passer sur elle; après quoi tout rentra dans le silence. Le matin, à l’ouverture des portes de la ville, un messager vint lui annoncer la mort de son frère: l’agonie avait commencé un peu après minuit: elle avait duré une heure et demie environ et, dans la dernière periode, le mourant avait à maintes reprises et avec un air d’anxieuse insistance répété le nom de sa sœur.

J’ai déjà indiqué un trait caractéristique de ce réit: le fait que la personne était prévenue, pour ainsi dire préparée. La persistance de la manifestation en est un autre. Les phénomènes de ce genre peuvent se répéter; mais d’ordinaïre, ils durent peu. Quant aux apparitions proprement dites, elles sont toujours instantanées. Les autres circonstances rentrent dans le cadre commun, notamment l’immunité de l’enfant. Dans la piupart des cas où des fait de ce genre doivent s’être passés en présence de plusieurs personnes, ils n’ont eu qu’un seul témoin, et ce témoin est toujours un adulte; presque toujours, une femme.

Enfin voici une troisième croyance, bien moins répandue que les précédentes, auxquelles elle touche de très près, bien qu’elle en diffère beaucoup quant au fond. On admet que certaines personnes ont une privilège tout spécial pour voir ces apparitions in extremis. De ce nombre était une domestique originaire du Palatinat, du nom de Kätt, créature honnête et devouée, mais d’intelligence très bornée, au service d’une famille de Strasbourg maintenant éteinte. Quand, parmi les relations de la famille, il y avait quelqu’un de gravement malade, on envoyait demander à la vieille Kätt “si elle l’avait vu.” Répondait elle non? on gardait de l’espoir. Disait elle oui? on se préparait à une mort désormais inévitable. J’ai encore connu cette femme dans ma première enfance. Elle était alors extrémement vieille, presqu’aveugle, à moitié paralysée et à peu près idiote. Elle n’avait plus de visions. Ses maîtres l’avaient gardée auprès d’eux, lui donnant le gnadenbrod, “le pain de merci.”

Les trois sortes d’apparitions que nous venons de passer en revue, présentent toutes un trait commun: la parfaite indifférence de ces êtres mystérieux pour ce qui les entoure. C’est là un point sur lequel tous les récits paraissent être d’accord. L’ombre un instant entrevue est en quelque sorte un simple signe; elle ne fait qu’apparaître, elle n’essaie pas de se communiquer. Elle passe muette, sans avoir l’air de connaître la personne pour laquelle elle est venue, la plupart du temps sans même la regarder. Ce ne sont pas, ce ne sont plus des créatures de ce monde. Le même trait se retrouve chez nos revenants. Ils n’agissent qu’après avoir disparu ou, du moins, qu’après avoir changé de forme et, alors, leur action est presque toujours malfaisante. Les spectres communicatifs et loquaces comme celui du père d’Hamlet, sont étrangers à notre tradition populaire. Ce trait tient sans doute à des notions de psychologie traditionnelle, à des conceptions à priori touchant la vie de l’âme dans ces conditions anormales. Mais il est probable aussi qu’il tient davantage encore à la nature même de l’hallucination, qui s’adresse rarement à plusieurs sens à la fois. Car il s’en faut de beaucoup que tous ces récits soient de simples inventions, et l’on sait combien ces deux ordres de faits sont aptes à s’engendrer réciproquement. De tout temps on a vu ce que l’on appréhendait de voir et on a cru ce qu’on l’on voyait.

Dans ces récits l’explication immédiate des faits relève donc de la physiologie, et cette explication ne paraît pas difficile à trouver, quand les récits sont sincères. Quant aux croyances que ces faits impliquent, on a là un exemple entre bien d’autres, du nombre de notions diverses en leur origine, disparates, parfois contradictoires, que la tradition populaire sait réunir autour d’un point restreint. Il est évident, en effet, que les trois ordres de faits résumés plus haut ne sont pas susceptibles d’une seule et même interprétation. Le plus simple, le deuxième, se rapporte à la croyance si répandue que, aux approches de la mort, l’âme est déjà plus ou moins affranchie du corps; que sa pensée peut agir à distance, et qu’elle participe par avance aux facultés de sa condition future. De là aussi le don de prescience qu’on lui reconnaît d’ordinaire. Il est sans doute peu de families où l’on n’ait souvenir de quelque mourant ayant prédit d’une façon plus ou moins explicite l’heure précise de sa mort. Pour les quelques points que cette explication laisserait obscures, il faudrait se retourner vers cette deuxième âme, image ou effluve plus ou moins matérielle de l’âme pensante et immortelle, que les philosophes n’ont pas été les seuls à imaginer, et dont la trace se retrouve dans beaucoup de nos traditions populaires. Aucune de ces conceptions, par contre, ne suffit à expliquer les récits du troisième ordre. Ceux-ci rentrent dans les croyances relatives à la “seconde vue” (peut-être avec quelqu’immixtion de divination et de sorcellerie), qui se retrouvent également dans nos contrées, bien que notre langue n’ait pas de mot propre pour exprimer la chose. Quant aux récit du premier ordre, les plus bizarres de tous, s’il m’était permis de prêter une interprétation à la conscience populaire qui paraît se taire à cet egard, je dirais qu’on y voit une intervention directe d’un pouvoir supérieur à l’homme. C’est un signe de Dieu, avertissant le pécheur de sa fin prochaine, afin qu’il rentre en lui-même et fasse pénitence. Ce peut être aussi un avis donneé par le “Méchant”, afin de lui procurer un avant-goût du sort qui l’attend. Dans ce cas, dit-on, on se voit Kohleschwartz, “noir comme charbon.”



  1. Vers le même époque, Shelley avait apparu également à son amie Mrs. Williams, autre signe de mort (même Lettre). Ceci rentre dans le second ordre de traditions racontées par M. Barth.
  2. C’est-à-dire, sich selbst erscheinen, sich selbst sehen.
  3. Sich erscheinen.
  4. Ich hatte keine Ruhe mehr,
  5. Es liess mir keine Ruhe mehr,